Flamboyantes étrennes romaines
Flamboyantes
étrennesromaines
Texte:LaurentChrzanovski
«Salut,jourdebonheur,reviens-noustoujoursmeilleur!»*
NotreNouvelAnetsescérémoniesontunetraditionbimillénaire.Nosvœux,nos
étrennes,nospenséesdecejoursontunlegsaussiprécieuxqueméconnudela
civilisationromaine.
*Ovide,Fastes,I,88
S
’il est, parmi nos coutumes
d’aujourd’hui, un rite que nous
devons intégralement aux Romains, c’est bien celui de la fête
de nouvel an, et des étrennes en particulier. Comme l’écrivait avec brio Michel
Meslin, auteur de l’ouvrage le plus complet sur le sujet, «cette fête nous introduit
à l’une des préoccupations essentielles de
l’homme: celle du Temps et de ses rapports
avec le Divin»1.
Le Nouvel An, tel que nous l’entendons aujourd’hui, ne puise pas ses origines
dans la plus haute antiquité. Si cette fête
est tellement intéressante pour nous et
qu’elle nous est parvenue presque inchangée, c’est bien parce qu’elle est l’une des
conséquences des mutations profondes de
la société romaine, qui lui permettront de
s’imposer culturellement sur l’ensemble
des territoires qui formeront l’Empire, et
l’un des plus grands facteurs de cohésion
M.Meslin,Lafêtedeskalendesdejanvierdansl’Empireromain.Etuded’unritueldeNouvel-An(Latomus115),Bruxelles1970
1
ARTPASSIONS 4/05
Ci-dessus
?????
MuseoCivicodiArcheologia
LigureGenova
ArmandoPastorino
33
Flamboyantes étrennes romaines
Ci-dessus
Aesgrave
Asdebronzecoulé,
env.225-217av.J.-C.,79gr
TêtedeJanusposéesurunebarre
horizontale/Prouedenavireà
droiteposéesurundisque.
Ci-dessous
Denierenargent
deD.Postumus
AlbinusBrutiF.
48av.J.-C.
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entre les peuples de ce nouvel ensemble
multiethnique, comme nous allons le découvrir.
consultaient les augures et demandaient
aux dieux d’assurer le salut du peuple romain.
Pendant longtemps en effet, l’année
romaine ne comptait que dix mois fort
irréguliers et commençait officiellement
en mars, avec la reprise de l’activité végétale. Progressivement, et non sans tâtonnements, les gouvernants de l’Urbs vont
modifier ce calendrier inspiré des cycles
lunaires pour aboutir à une division de
l’année fondée sur le cycle solaire. Ce passage, que l’on peine encore à dater avec
précision, était en tout cas bien abouti à la
fin de la République, lorsque César réforma définitivement le calendrier romain.
Aussi, même si l’on garda intactes les
célébrations de l’ancien Nouvel An printanier, liées à la fertilité, à l’activité agricole et à la reprise massive du commerce
maritime et transalpin, le début de l’année officielle est fixé au premier janvier,
coïncidant avec l’entrée en charge des plus
hauts magistrats, les consuls, qui, la veille,
Les Empereurs, dès Auguste, feront de
même et renforceront encore les cérémonies solennelles du jour de l’an en recevant les serments de fidélité des soldats et
des sénateurs et en présidant la cérémonie
des vœux officiels adressés à Jupiter capitolin pour le bonheur de l’Empire. Tribus
et riches particuliers offraient également
des étrennes (strenae) à l’Empereur, qui
avait l’obligation de reverser ces cadeaux à
la population. Ainsi, Auguste avait coutume d’offrir à plusieurs quartiers de Rome
et à des villes de l’Empire des statues de
maîtres sculpteurs, érigées grâce à l’argent
des étrennes reçues. Pour l’anecdote, Tibère ira même jusqu’à quadrupler la somme reçue par la restitution à des travaux
d’utilité publique, tandis que Caligula attendait fermement de riches cadeaux sans
rien donner en retour!
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Flamboyantes étrennes romaines
Pour les particuliers, l’importance du
Nouvel An est énorme: il s’agit, durant
cette journée déterminante pour toute
l’année, de se concilier les grâces des dieux
et des personnes importantes pour sa vie
professionnelle et privée. «En ce beau jour
il ne faut dire que de belles paroles»2. Pour le
divin, les mots-clés des oraisons qui nous
sont parvenues sont explicites: «Puisse
l’avenir être bon, heureux et prospère»3 ou
encore «Viens, Janus, viens, année nouvelle,
viens, viens, Soleil renouvelé»4.
Chacun esquisse les gestes de son activité professionnelle, afin de les consacrer aux dieux: les tribunaux tiennent
séance formelle et le préteur reçoit quelques plaintes, mais sans rendre de verdict,
l’artisan mime les actions de son métier,
l’agriculteur fait semblant de labourer un
lopin de terre.
C’est là certainement que réside la
clef du succès de cette fête, et la raison
de son adoption fulgurante, sous le règne
d’Auguste déjà, dans toutes les nouvelles
provinces de l’Empire. En effet, hormis
le vœu classique destiné à Janus, divinité
tutélaire du mois naissant, chacun prie
ses Lares et ses propres divinités préférées, et tous formulent des vœux de paix
et de prospérité pour l’Empire, nouvelle
maison commune. De cela, l’anecdote la
plus touchante est constituée des différentes traductions apportées par les écrivains
grecs, Dion Cassius en tête, au mot latin
strena (étrenne), puisque l’Orient méditerranéen hellénisé ne connaissait pas cette
coutume qui commençait à faire un tabac
dans ses grandes villes, et qu’il fallait bien
donner un nom à ces offrandes mutuelles!
Tous se rendent des visites mutuelles
afin de s’embrasser et de s’échanger les
étrennes: parents, amis, compagnons d’ar-
Ci-dessus
Auguste
Or,7,32gr
TêtedeTitusavec
couronnedelauriers/
Temple-tombeaudeVesta
Nuncdicendabonasuntbonaverbadie(Ovide,FastesI,42)
Quodbonumfelixfaustumquesit(PlineHistoireNaturelleXXVIII,13)
4
Iane,veni,novusanne,veni,renovate,veni,Sol!(Ausone,Xsq.)
2
3
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VictoriaArmata
laVictoirearmée,déessede
l’exploitmilitaire,devenuesous
Augustelesymboleetlagarante
delapaixconquiseparlesarmes
etauprofitdetous
Gâteauougroupesdedattes
Palmeetépi
Pivedepommedepin
Monnaie1
Janus
Bouclier
ANNUMNOVUM
FAUSTUMFELICEM
MIMIHIC
Datte
Monnaie3
Victoire
Monnaie2
Poignéedemain
Figue
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mes, clients et patrons. Selon Hérodien
(I, XVI, 2), cette coutume est tellement
suivie qu’à midi du jour de l’an 192, la
nouvelle de l’accession au trône de Pertinax – survenue la nuit du réveillon – était
connue de tous les Romains grâce à ces
visites inaugurales.
Les étrennes, quant à elles, ont été récupérées de l’ancien Nouvel An printanier, puis adaptées et complétées. La base
des cadeaux échangés reste végétale, comme à l’origine: Empereur et dignitaires offrent des couronnes de laurier aux temples
de Jupiter et de Janus, versent du safran
dans le feu des temples. Les particuliers
suspendent un rameau de laurier et une
lampe allumée à leur porte et s’échangent
des gâteaux, des dattes, des figues. Mais
on commença rapidement à s’offrir de petites pièces de monnaie et des lampes à
huile, au point que l’on parlera même de
kalendae lucerninae (les calendes des lampes) pour cette période.
Ces dernières, dont plusieurs exemplaires parfaitement conservés sont parvenus jusqu’à nous, sont certainement le
témoignage matériel le plus intéressant et
le plus complet concernant les étrennes
et les coutumes des habitants de l’Empire
pour ce jour spécial. Leur iconographie
particulière, d’une grande richesse, permet mieux que tout texte d’observer la
nature des cadeaux et leur grand impact
symbolique.
Toutes ces lampes datent du Ier siècle
ap. J.-C., et on les retrouve aussi bien en
Italie, où elles sont nées, qu’en Afrique, en
Espagne, en Gaule, en Bretagne et dans
les Germanies.
Pagedegauche
?????
MuseoCivicodiArcheologia
LigureGenova
ArmandoPastorino
La scène du médaillon est focalisée
sur une Victoire ailée, qui occupe la place
centrale. Elle tient de sa main gauche la
palme, symbole de succès et de victoire,
et de sa droite un large bouclier sur lequel
on peut lire, le plus souvent, les vœux
formulés pour l’occasion: ANNVM NOVVM FAVSTVM FELICEM TIBI (que
la nouvelle année te soit prospère et heureuse). Quelquefois, TIBI est remplacé
par MIHI, conférant une personnification encore plus pointue de l’objet (puisse
l’année nouvelle m’être prospère et heureuse!).
Les particuliers s’échangent
des gâteaux, des dattes…
Autour de la déesse, on trouve tous les
cadeaux que les Anciens s’échangeaient
pour l’occasion: tout d’abord des monnaies, aux représentations fortement symboliques, à tel point que deux d’entre elles
(celle de Janus et celle de la poignée de
main) n’ont plus cours à la période augustéenne: on les conservait précieusement
pour leur iconographie. L’une porte une
effigie de Janus, la divinité tutélaire du
mois de Janvier: biface, le dieu regarde
aussi bien vers l’année écoulée que vers
celle qui s’ouvre en ce jour, comme en
témoigne Ovide5: «Janus apparaît pour te
«faustum(...)nuntiatannum(...)Ianusadest.Ianebiceps,annitacitelabentisorigo,solusdesuperisquituatergavides,
dexteradesducibus»FastesI,63-65
5
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Ci-dessus
Lampesmouléeshellénistiques
(IIIesiècleav.J.-C.)
MuséeHistoriqued’Etat,Moscou
©VassiliMochugovsky
souhaiter une année bénéfique (...) Janus
aux deux visages, toi, par qui débute l’année
qui glisse en silence, toi qui, seul parmi les
dieux célestes, peux voir ton dos, sois propice
è nos princes».
L’autre, quant à elle, représente l’honnêteté et la franchise en affaires, gage de
prospérité, et la fidélité en amour, à travers deux mains droites qui se serrent
devant le caducée, symbole de Mercure,
dieu du commerce, des rapports humains
et des voyages. Quelquefois, une troisième
monnaie est représentée, décorée soit de
l’aigle de Jupiter, symbole de l’Empereur
et de la force que le plus grand des dieux a
accordée à l’Empire, soit à nouveau de la
victoire.
Puis, de droite à gauche, en sens horaire, on observe tous les autres cadeaux,
alimentaires, qui composaient les étrennes: sous la monnaie à l’effigie de Janus,
une figue, sous le bouclier, une datte, au-
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dessus du bouclier, une pommes de pin,
et enfin, tout en haut, un objet ovale avec
une large bande en son milieu, qui a été
interprété soit comme un gâteau typique
de la cérémonie, soit comme deux groupes de dattes liés à leur base et exposés au
soleil pour sécher.
Si nous nous attardons un instant sur
cette composition et sur chacun de ses détails, on voit bien à quel point ces lampes
sont pour nous un véritable concentré
d’histoire romaine et une mine passionnante d’informations sur des éléments de
la vie politique, sociale et commerciale de
l’époque.
Tout d’abord la divinité: contrairement
à ce que l’on aurait été en droit d’attendre, ce n’est ni Janus, ni Jupiter capitolin,
et encore moins Fortuna, la déesse de la
chance et du bonheur porteuse de la corne d’abondance, qui ornent le médaillon
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de la lampe. C’est Victoria armata, la Victoire armée, déesse de l’exploit militaire,
devenue sous Auguste le symbole et la garante de la paix conquise par les armes et
au profit de tous; la personnification de la
sérénité restaurée après tant d’années de
guerres civiles et de la prospérité revenue
sur presque toutes les frontières de l’Empire. A elle seule, elle représente le nouvel
âge d’or de Rome.
Cette Victoire ainsi que le symbole des
deux mains droites qui se serrent sont des
motifs chers à Auguste et à ses successeurs:
ils sont souvent représentés dans les lieux
publics et les temples, puis dans les sanctuaires consacrés à l’Empereur divinisé, et
rappellent à la société romaine la clémence du princeps, le souci de réconciliation
qui fut le sien lors de sa victoire définitive
dans les guerres civiles. Ces allégories, sur
d’autres lampes comme sur les monnaies,
sont souvent accompagnées de la légende
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OB CIVES SERVATOS (au service des
citoyens).
La représentation de Janus, elle aussi,
dépasse la simple allusion à la divinité tutélaire du mois de janvier. C’est, elle aussi,
un symbole éclatant de la politique augustéenne, dans deux de ses aspects principaux. Tout d’abord, une fois encore, la
paix revenue, cette fois-ci aux frontières:
avec les victoires sur les fronts du nord, et
les étendards sacrés des légions de Crassus repris aux Parthes: Auguste inscrira en
lettres d’or dans son testament public, les
Res Gestae, que lui seul, depuis des siècles,
a été en mesure de fermer les portes du
temple de Janus à Rome, portes qui devaient rester grandes ouvertes, tant que la
patrie était en guerre. D’autre part, Janus,
avec son regard tourné aussi bien vers le
futur que vers le passé, est une personnification quasi parfaite de l’idéologie du
nouvel homme fort: assurer la bonne mar-
Ci-dessus
Lampesmouléesprovenantdela
capitaleduRoyaumeduBosphore,
Panticapée(Kertch,Ukraine)
(Iersiècleav.J.-C.)
MuséeHistoriqued’Etat,Moscou
©VassiliMochugovsky
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Flamboyantes étrennes romaines
che d’un nouvel Empire en restaurant les
bases solides d’un peuple aux racines millénaires, comme le témoigne à merveille
l’un des plus célèbres poèmes conçus pour
le régime, l’Enéide de Virgile.
Ci-dessus
Lampesafricaines
duVesiècleaprèsJ.-C.
arborantlemonogramme
constantinien(àgauche)
etlacroixgrecque(àdroite).
MuséeHistoriqued’Etat,Moscou
©VassiliMochugovsky
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Les fruits offerts pour l’occasion, quant
à eux, témoignent aussi de ce retour aux
sources: la pomme de pin et les figues
font partie des fruits sacrés chantés par les
poètes comme nourriture originelle des
premiers Romains. Ils étaient déjà offerts
lors des cérémonies ancestrales du Nouvel An printanier que nous avons évoqué.
Les dattes, quant à elles, dont des vestiges
ont été retrouvés sur des fouilles aussi loin
qu’en Angleterre, montrent à quel point
le système commercial de l’Empire s’est
développé grâce aux conquêtes et à la Pax
Romana. Ce fruit exotique, désormais
connu partout dans l’Empire, fait partie intégrante de la cuisine romaine, et,
à l’instar de l’huile d’olive ou du garum,
fera les beaux jours des commerçants et
des transporteurs de toutes les provinces
– le caducée, représenté derrière les mains
serrées, est là pour rappeler que la Victoire
augustéenne a engendré la prospérité du
commerce.
Comme on le voit, nos coutumes sont
encore très proches de celles des Romains:
le chef de l’Etat reçoit les messages des
personnalités de la Nation et de l’étranger, adresse ses vœux à la population, assiste souvent à une cérémonie religieuse,
et tout un chacun célèbre le Nouvel An,
offrant des étrennes et échangeant des
voeux avec ses proches et ses amis, lors du
réveillon ou lors d’un repas convivial du
jour de l’an...
Par ailleurs, la croyance de la répétition
durant toute l’année des activités menées
le jour de l’an, même sans être accompagnée de gestes précis, est encore très répandue dans les pays méditerranéens, en
Italie en particulier: le dicton «felice a capodanno, felice tutto l’anno» – où l’adjectif
peut être choisi en fonction de la personne concernée – est mille fois répété pour
l’occasion.
Enfin, en ce qui concerne les fruits,
ce témoignage est d’autant plus impressionnant que, dans nos contrées, il faudra
attendre la période coloniale pour que les
dattes redeviennent un cadeau accessible
échangé par les Européens lors des fêtes
de fin d’année!
4
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Ci-dessus
L’intailledeBerlin
©StaatlicheMuseenzuBerlin.
PreussischerKulturbesitz,
Antikensammlung/PhotoIsolde
Luckert
Une étrenne exceptionnelle:
l’intaille de Berlin
S’il est un chef-d’oeuvre, parmi les étrennes romaines qui sont parvenues jusqu’à
nous, c’est certainement la petite intaillesceau en cristal de roche conservée au Musée des Antiquités de Berlin. Il s’agit d’un
don fait à l’Empereur Antonin le Pieux à
l’occasion du Nouvel-an. Gravée avec une
finesse d’orfèvre, elle reprend en partie le
registre iconographique observé sur les
ARTPASSIONS 4/05
lampes. Sur le pourtour de la pierre, on lit
ANNVM NOVUM FELICEM FELICI
IMPERATORI (que l’année nouvelle soit
heureuse pour (notre) bon empereur). Au
centre du champ sont disposés six objets.
On y distingue trois monnaies - une victoire tenant la couronne de lauriers, un
buste d’Antonin le Pieux, identifiable
grâce à l’inscription, et une repréesntation
du temple de la déesse Rome; puis, trois
éléments végétaux: une grande feuille de
laurier, une datte et une figue.
NotaBene
Dumêmeauteur,LVMIERE!
L’éclairagedansl’antiquité,
Milan:EdizioniET,2003.
L’expositionhomonyme
seraprésentéeauMusée
ArchéologiquedeNîmesde
févrieràoctobre2006,puisau
MuséedeMillaudenovembre
2006àmai2007.
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